Les limites de la planche à billets

Article – La Liberté – 11.09.19

© La Liberté; 11.09.2019

Au pied du mur, la Banque centrale européenne doit annoncer aujourd’hui ses plans pour relancer l’économie. Le ralentissement met les Etats et les instituts monétaires au défi d’innover
Les limites de la planche à billets
Yves Genier

Economie   Demain, le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) à Francfort doit prendre une décision pour relancer une économie européenne qui ralentit. Va-t-elle abaisser ses taux d’intérêt? Va-t-elle ouvrir à nouveau les vannes monétaires? Quelle qu’elle soit, sa décision aura un impact direct sur l’économie suisse: soit par une hausse difficilement contrôlable du franc, soit par un abaissement des taux d’intérêt négatifs, déjà les plus bas au monde. La décision de la Banque nationale suisse (BNS) est attendue le 19 septembre.

La BNS incarne au mieux l’impasse dans laquelle les politiques monétaires se trouvent, dix ans après la crise financière de 2008-2009. Et souligne la recherche effrénée de nouvelles solutions par les sommités académiques, bancaires, et politiques, pour tenter de remettre l’économie sur de bons rails. Mais d’ici là, il faudra dépasser beaucoup de certitudes.

1 Les taux négatifs au plancher

Les banques commerciales qui veulent placer leurs liquidités excédentaires auprès de la BCE doivent payer un intérêt de –0,4%. C’est ce taux qui devrait être abaissé à –0,5% ou –0,6% demain afin d’inciter les banques commerciales à prêter davantage aux entreprises. Les banques suisses doivent payer un taux de –0,75% à la BNS pour y parquer leurs liquidités excessives. En conséquence de quoi la BNS devrait abaisser la semaine prochaine son taux directeur, déjà à –0,75%, à –0,9%, voire –1%.

Néanmoins, cette spirale à la baisse ne peut se poursuivre très longtemps car, comme le note le professeur d’économie Charles Wyplosz, l’alternative offerte aux déposants consiste à convertir les dépôts en billets de banque, dont le stockage dans un coffre coûte moins cher, réduisant l’efficacité des taux négatifs. La limite est débattue, mais certains économistes la situent aux alentours de –1,5%.

2 De l’argent distribué à tout le monde

La BCE devrait aussi ouvrir demain les vannes monétaires par le biais d’un nouvel achat d’obligations publiques pour un montant estimé par les spécialistes entre 400 et 600 milliards d’euros. Elle en détient déjà 2600 milliards. Cela fera mécaniquement baisser l’euro, notamment face au franc suisse, mettant encore plus la BNS sous pression car elle devra éviter une trop forte hausse du franc. Outre la baisse de son taux directeur, elle devrait à nouveau vendre du franc contre de l’euro et des dollars sur les marchés des changes, faisant encore gonfler ses réserves de devises, qui atteignent déjà 760 milliards de francs, le montant le plus élevé au monde par rapport au PIB national.

«On est à court de munitions», résume Philipp Hildebrand, ancien président de la BNS et vice-président du géant américain Blackrock. Il a relancé, fin août, avec deux autres ex-banquiers centraux, une idée révolutionnaire: ­distribuer directement l’argent des banques centrales aux gens sans passer par l’intermédiaire des banques commerciales. Surnommée helicopter money («hélicoptère monétaire»), cette proposition se heurte bien sûr à maints obstacles pratiques, mais séduit de vastes milieux parmi les économistes et les banquiers.

3 Des «e-francs» à créer

Un moyen technique efficace pour distribuer de l’argent directement aux gens est la technologie de la blockchain. Concrètement, l’argent envoyé par la BNS arrive directement sur votre téléphone ou votre ordinateur, pour autant qu’il soit équipé d’un porte-monnaie électronique. Libre à vous de le dépenser comme vous le voulez. Cette technologie est déjà appliquée pour le bitcoin et les autres cryptomonnaies et Facebook prévoit de l’employer pour faire circuler la Libra, la cryptomonnaie dont elle a annoncé le lancement en juin dernier. Or, cette monnaie, qui doit se baser sur des actifs réels à la différence du bitcoin, menace directement de concurrencer les monnaies traditionnelles et oblige les banques centrales à s’adapter.

Aussi, bien que réticentes, elles ont entrepris à étudier la création de leurs propres crypto­monnaies. Elles ont créé ce printemps un département d’innovation à la Banque des règlements internationaux, la «banque centrale des banques centrales», à Bâle, avec antennes à Hong Kong et Singapour pour en étudier la faisabilité. La Suisse en est bien sûr partie prenante. La Confédération étudie la création d’un «e-franc» avec la BNS, qui demeure sceptique. Son président Thomas Jordan l’a expliqué jeudi dernier à Bâle: cela «remettrait en question le système bancaire à deux niveaux actuellement en vigueur», ce qui représente, affirme-t-il, «un danger pour la stabilité financière».

4 Relance par davantage de dette

Le grand défaut de la distribution directe d’argent, rappellent les économistes orthodoxes, c’est qu’elle mélange la politique monétaire (responsabilité des banques centrales) et la politique budgétaire (responsabilité des Etats). Ils proposent une relance de l’économie par des investissements publics massifs, notamment dans la transition climatique (voir La Liberté du 16 août). Problème: doit-on alourdir la dette publique de pays comme l’Italie ou la France, déjà lourdement endettés? Les regards se dirigent donc vers l’Allemagne, aux finances publiques plus saines et dont l’économie est au bord de la récession, et la Suisse, dont la Confédération, très peu endettée, peut se faire payer pour emprunter, grâce aux taux d’intérêt négatifs.

«On est à court de munitions»

Philipp Hildebrand

«Les banques ­centrales inquiètes»

La BCE doit répondre jeudi à la détérioration de l’économie de la zone euro. Ses outils sont-ils encore adaptés?

Charles Wyplosz: Contrairement à ce que les banques centrales disent, elles n’ont plus guère de moyens d’intervention. Elles peuvent certes abaisser encore un peu les taux d’intérêt et déclencher un nouvel assouplissement quantitatif, mais leur problème vient du manque de réaction de l’économie: les entreprises et les ménages n’utilisent guère les fonds à disposition. Il n’est donc pas certain que leurs interventions produisent des résultats.

Doivent-elles recourir à la distribution d’argent aux gens ( helicopter money )?

Ce n’est pas le rôle d’une banque centrale. Elle n’est pas outillée pour cela, et ce n’est pas son job. Une telle distribution poserait, en plus, des questions politiques auxquelles elle ne pourrait pas répondre: comment, et à qui distribuer de l’argent? C’est aux gouvernements de saisir ce moyen, via la politique fiscale.

La relance passe-t-elle donc par une ­politique fiscale, au risque de creuser encore la dette publique?

La dette n’est pas un problème si les taux d’intérêt restent bas, ou négatifs. Elle est intéressante si les taux d’intérêt sont inférieurs au taux de croissance de l’économie, car elle se rembourse pour ainsi dire toute seule! Elle est pertinente si elle sert à financer des investissements productifs, comme des infrastructures de transport.

Le financement de la transition climatique en fait-il partie?

Le changement climatique est un problème structurel grave qui coûtera très cher. C’est donc à l’Etat de le financer car il ne concerne pas la politique monétaire. L’Etat peut le faire dans le cadre de ses investissements, en prenant garde à en moduler le volume en fonction des cycles économiques: augmenter les dépenses lorsque l’économie ralentit, les réduire lorsque les affaires reprennent, afin de soutenir le cycle.

Les banques centrales envisagent ­l’émission de jetons monétaires numériques. Constitueraient-ils un instrument nouveau pour les banques centrales?

Une monnaie électronique permettrait d’abaisser les taux négatifs sans limite car l’alternative des billets de banque aurait disparu. Certaines banques centrales, comme celle de Suède, ont mené des études très poussées sur la question. Mais elles reviennent en arrière. Cela dit, les banques centrales sont très inquiètes de l’arrivée prochaine de la libra, car elle est susceptible de généraliser un moyen de paiement échappant au contrôle étatique, facilitant les escroqueries. Or, le rôle des banques centrales est de protéger les gens.

La blockchain leur permettrait de distribuer de l’argent directement aux gens. Qu’en pensent-elles?

La blockchain est une technologie intéressante, mais elle n’est applicable qu’aux petites transactions. Les grandes, telles celles qu’opèrent les banques centrales, sont encore trop lourdes et consommatrices d’énergie.

YG

Mario Draghi, le président de la Banque centrale ­européenne, ­va-t-il réaliser aujourd’hui son dernier acte de ­bravoure avant de passer la main fin ­octobre à la Française Christine ­Lagarde? Keystone